Édith Piaf: l’amour en toutes lettres


Paris Match
24 avril 2011
Yves Simon



Edith Piaf et Yves Montand dans "Etoile sans lumière" en 1946 (D.R.)


«Mon amour bleu» rassemble les missives enflammées, que la chanteuse a adressées à son amant, Louis Gérardin. Yves Simon s’est passionné pour cette correspondance inédite.

Deux ans après la mort du champion de boxe Marcel Cerdan — que chacun pensait être l’amour définitif et indépassable d’Edith Piaf —, celle-ci s’amourache d’un coureur cycliste, Louis Gérardin. Seigneur à la ville comme sur la piste, il est fringant, cultivé, se faufile, gracieux et élégant, dans les soirées mondaines où, à cette époque, les cyclistes ont le statut des footballeurs d’aujourd’hui. Dix fois champion de France de vitesse entre 1932 et 1950, pistard au Six Jours du Vel’d’Hiv’, cuisses huilées, dossards de soie, il rutile sous les projecteurs, les foules parisiennes l’adulent. Il est un champion, ses cheveux sont blonds et son regard bleu. «Plus bleu que le bleu de tes yeux / Je ne vois rien de mieux / Même le bleu des cieux / Plus blond que tes cheveux dorés / Ne peut s’imaginer / Même le blond des blés…» chantera, quelque temps plus tard, sur des paroles et une musique d’Aznavour, notre grande amoureuse, en hommage à son rutilant pisteur.

«La Môme», du haut de son 1,45 mètre, l’a vite repéré. Depuis deux ans, elle est seule, le chagrin qui la mine encore ne se cicatrise que trop doucement. Cerdan, son grand amour, est mort dans le crash du vol Paris-New York où il était venu la retrouver. C’est elle qui lui avait dit: «Prends l’avion! Mon corps t’attend et les paquebots sont trop lents à nos cœurs éperdus.» Eperdus d’amour, de sensualité, de peaux, de parfums et de muscles. A sa manière, la chanteuse est une fidèle. Pour Piaf, la charnelle, aucun de ses nombreux amants n’aura été la consolation du précédent, elle aime dans l’instant, tout de suite, intensément, de tout son corps, de toute son âme. Le passé s’efface, elle vit à l’amour à l’amour et Louis Gérardin est l’homme qu’elle imagine pouvoir adorer toujours. Elle voudra de lui un enfant. Il n’est pas Cerdan, ne le remplacera jamais: il est une autre histoire, celle qui commence à l’instant où elle l’aperçoit sur la piste du Vel’d’Hiv’.

Cette correspondance épistolaire, restée jusque-là inconnue, fait sa réapparition en juin 2009, puisque la cinquantaine de lettres écrites entre novembre 1951 et septembre 1952 à Louis Gérardin est mise aux enchères chez Christie’s. Ce sont ces lettres autographes qu’heureusement Grasset publie aujourd’hui sous le titre «Mon amour bleu», l’amour insensé d’une midinette célébrissime pour un virtuose du vélo. Et elles sont émouvantes, ces lettres inédites, qui commencent ainsi: «Mon bel ange bleu / mon grand à moi / mon amour / mon ange blond / mon tendre amour / mon adoré / mon grand bonhomme à moi…» Un seul reproche à cette publication: ne pas avoir conservé les fautes d’orthographe d’origine qui, d’après moi, représentent la personnalité intime de la personne écrivante, les défaillances de sa culture: la cartographie d’une vie qui commença dans la rue.

Il y a une trentaine d’années, j’eus la chance de tenir entre mes mains les lettres originales que la môme Piaf envoya à son parolier et amant d’alors (1937), Raymond Asso. Ce qui me frappa immédiatement, ce sont justement les fautes d’orthographe de la petite bonne femme. J’en fus bouleversé. Ainsi, on pouvait écrire les lettres magnifiques d’un amour insensé sans se soucier de la ponctuation, des pluriels et de l’accord des verbes! Comment pouvait-il en être autrement? Piaf répond ainsi à un journal américain: «Afin de ne pas faire mentir mes origines, la volonté de Dieu a voulu que je naisse dans la rue, tout comme dans une des chansons d’Aristide Bruant, dans la rue de Belleville exactement, tout à côté du commissariat de police. Deux agents de service se virent obligés de remplacer la sage-femme et m’aidèrent à voir le jour. Quant à moi, il paraît que je me mis tout de suite à hurler. Ce fut là ma première chanson…»

Dans ces lettres, Piaf donne et se donne, impudique comme les amants: «Aucun homme ne m’a prise autant que toi et je crois bien que je fais l’amour pour la première fois.» Les chanteuses font des tournées, elles s’absentent et, pour Piaf, c’est un drame: «Oui, voilà ce que je voudrais avant de partir en Amérique, être si épuisée, si remplie d’amour, que je ne puisse plus faire l’amour pendant des mois et attendre le retour merveilleux pour être à nouveau à toi, comme une chienne! Que tes mains me caressent et que je perde toute ma dignité! Prends-moi doucement, longtemps, tendrement et sauvagement!»

Cinquante-deux lettres de passion amoureuse où tout s’écrit, le manque, les brûlures du corps, du sexe et de l’âme… Héroïne incandescente de l’amour fou, la grande Piaf finit toujours par signer: «Ton petit tout petit bout».

«Mon amour bleu», correspondance d’Edith Piaf à Louis Gérardin, éd. Grasset, 200 pages, 17 euros