Nathalie de Gilbert Bécaud


Le Figaro
2 août 2011
Nathalie Simon


Gilbert Bécaud connut une popularité
incroyable à Moscou grâce à Nathalie.
Crédits photo: Potier Pascal/Abaca


LA FRANCE EN CHANSONS (20/41) - En pleine guerre froide, Monsieur 100.000 Volts chante les vertus de la Russie, en dépit de l'antisoviétisme acharné de son auteur Pierre Delanoë. Et lance la mode du prénom Nathalie.


Avec leur chanson Gilbert Bécaud et Pierre Delanoë sont devenus les pères spirituels de milliers de Nathalie, dont l'auteur de cet article. «À l'époque, en France, il y avait trois radios et Bécaud avait deux tubes: Nathalie et Et maintenant, se souvient Bertrand de Labbey, directeur d'Artmedia, qui fut éditeur du chanteur disparu en 2001. Ces deux chansons, tous les Français de cette génération les connaissent. Nathalie est célèbre au Japon, en Allemagne, en Italie… Gilbert Bécaud est ainsi avec Charles Aznavour le seul à avoir eu une carrière internationale.»

Au-delà d'un prénom, qui devient alors à la mode, la chanson apporte à son interprète une popularité incroyable à Moscou. Disparu en mai dernier, Claude Vernick en donnait une petite idée dans son film, Gilbert Bécaud chez Nathalie réalisé en 1965. Le poète entonne la chanson en tapant dans les mains avec des étudiantes russes.

Pourtant Nathalie faillit ne jamais voir le jour. «Le parolier Pierre Delanoë voulait absolument écrire une chanson sur la Russie, car il adorait ce pays. Mais au début Gilbert Bécaud n'en voulait pas», se souvient Claude Lemesle, autre parolier de Bécaud, aujourd'hui vice-président de la Sacem. Mort en 2006, Pierre Delanoë confiait en 1994 dans Les Coulisses de la création, un documentaire réalisé par Marc Heymann: «J'aime la Russie, leur littérature, leur façon de boire et de manger. Par contre, je haïssais les communistes. Je voulais réussir à dégager de cette ambiance l'âme russe.»

Pour l'époque la chanson détonne: «Bécaud chante la destination interdite, Nathalie prend le contre-pied des chansons touristiques des années 1950-1960, analyse Jean-Pierre Pasqualini, rédacteur en chef de Platine. Elle intervenait après la crise des missiles de Cuba au moment, où Brej­nev remplace Khrouchtchev. Pour la première fois quelqu'un osait écrire une chanson sur la guerre froide. On dirait un film de cinéma avec une jeune femme blonde au visage souriant dans un pays, qui ne faisait pas sourire du tout. Tous les yéyés, Sheila, Johnny chantaient les mérites de l'Amérique. La chanson rééquilibre les choses entre le bloc de l'Est et le bloc de l'Ouest, la France rêve de pays étrangers et, grâce à Bécaud, elle découvre l'URSS.»

La guide s'appelait Natacha

Gaya Bécaud, fils aîné du chanteur, directeur de la création à RTL, confirme: «L'intention était d'entrebâiller la porte de l'URSS, Pierre Delanoë a toujours écrit des textes à double ou triple sens. Là-bas ça a créé des liens d'amitié très forts.» Le compositeur de la musique d'Âge tendre et tête de bois politique? «Il en était parfaitement conscient, assure Claude Lemesle. Bécaud n'était pas un type, qui aimait l'académisme, les conventions, il cherchait toujours à étonner, il aimait le foisonnement de la vie.» «Il y avait davantage une connotation poétique, que politique, tempère Bertrand de Labbey. Bécaud ne faisait pas partie des chanteurs engagés, à part Tu le regretteras, dédiée au général de Gaulle et L'important, c'est la rose

À l'origine la guide s'appelait Natacha et la chanson commençait ainsi: «Qu'elle était jolie cette Russe rousse sur la place Rouge…», mais Bécaud n'était «vraiment pas du tout» intéressé. «Tu penses, un touriste à Moscou tombant amoureux de son guide!», s'était exclamé Monsieur 100.000 Volts, comme en témoigne encore le film de Marc Heymann.

Par bonheur, certain de convaincre le chanteur, Pierre Delanoë a persisté. «Bécaud attendait toujours la bonne phrase, il s'est décidé, quand Delanoë a sorti: “La place Rouge était vide, devant moi marchait Nathalie…”, relate Claude Lemesle. Delanoë m'a raconté, que parallèlement à leurs séances de travail, Bécaud s'était mis dans la tête de composer avec Jacques Brel. Tous deux ont initié des choses, qui n'ont jamais abouti. Il a pâti de cet engouement fugitif pour Brel.»

«Je marche souvent à l'inspiration, confiait Gilbert Bécaud. La première phrase de Delanoë m'a filé une image: ces églises en dôme, cette grande place…». En deux heures la chanson était bouclée. «C'est exactement comme un chasseur: on sent, qu'on a trouvé quelque chose, il nous est souvent arrivé avec Bécaud de nous embrasser», racontait Delanoë. Plusieurs années plus tard le parolier raconte à Claude Lemesle: «Pour fêter le succès de Nathalie, un charter pour Moscou avait été affrété. Tout le monde avait été invité sauf lui!»

Contrairement à la légende, le café Pouchkine, une invention de Bécaud et Delanoë, est né bien après la chanson. Il fut inauguré en 1999 seulement, en présence du chanteur, qui y interpréta bien sûr Nathalie. Autre anecdote de Claude Lemesle: «Un jour Delanoë, qui admirait Gorbatchev, se rend à Moscou. Il apprend, qu'il existe un café Pouchkine et y est invité. Quand les clients découvrent qu'il est l'auteur de Nathalie, il a droit à une standing ovation.»

Depuis 2010 on peut aussi à Paris aller au «Café Pouchkine boire un chocolat». Un Russe d'origine française, Andrey Dellos, a en ouvert un au grand magasin Le Printemps, boulevard Haussmann.